Journaliste et écrivain albanais, Gjovalin Kola vit à Bruxelles depuis 2000. À Tirana, il a publié des récits et des études littéraires. Il a aussi traduit en albanais Roman Jakobson, Roland Barthes, Iris Murdoch, Tzvetan Todorov, Tomas Transtromer etc. En 2006, l’auteur a fait paraître à Bruxelles l’essai « Pourquoi la Belgique dans l’histoire albanaise ? Il a aussi publié à Tirana son étude L’école de la dissidence et Trebeshina (2012) et chez l’Harmattan le roman Les yeux de la peur (2013).
On a saisi cette dernère publication pour en parler avec l’auteur :
Pourquoi vous avez choisi la vendetta pour écrire ce roman ?
Vous le savez déjà que, malheureusement, la vendetta est réapparue en Albanie après la chute du communisme. Les causes sont tant socio-économiques et politiques ainsi que culturelles. Les institutions de l’état démocratique qui garantissent la sécurité, les droits de l’homme et justice sont encore fragiles. D’autres part, le chômage encore élevé, pauvreté et manque de moyens suffisants à mener une vie digne poussent les gens, surtout les jeunes, vers la criminalité, vol et braquage. Mais causer un dommage à quelqu’un, injurier ou pire : tuer,- même par hasard,- c’est un crime. Et cela doit être puni par la loi. Si les coupables échappent à la police et la justice de l’Etat, pour une ou d’autre raison, les familles des victimes et leurs proches ont tendance encore à faire, eux-mêmes, justice privée. Donc, c’est eux-mêmes qui tuent les coupables ou leurs proches. Nos anciennes coutumes, qui vivent encore dans notre société, semblent encourager encore ce genre de crimes d’honneur, disant que le sang se lave par le sang… Il y même des gens pacifiques et honnêtes qui ont choisi la vendetta « au nom de l’honneur », pour récupérer l’offense ou le sang de la famille ou du clan.
Donc, on vit encore dans une sorte de tragédie antique, où une fois touchée par la destinée, personne n’y échappe… Il faut dire la vérité afin de se mobiliser et combattre ce genre de choses, qui vont à l’encontre de la modernité et l’humanisme. Il y a encore des victimes à cause de la vendetta en Albanie, des événements et épisodes tragiques, de vaines bravoures, des personnes, enfants et familles cloitrées…Et cela m’a toujours affecté et fait penser à eux. Donc, j’ai écrit ce livre pour faire même les lecteurs de ressentir les émotions de mes personnages, qui vivent une telle situation reclus dans leur propre maison.
Oui, il en a de romans et nouvelles assez connu consacré à ce thème, à partir de Balzac, Mérimée, Maupassant jusqu’aux romans Avril brisé (Prilli i thyer) de Kadaré et Les serpents du sang (Gjarpërinjtë e gjakut) de Adem Demaçi. La raison dont les écrivains se sont intéressés à la vendetta, c’est qu’ils ont trouvé des histoires insolites, exotiques et épiques aussi. D’ailleurs, les personnages sont complexes avec leur coté héroïque et sentimental. Ces romans décrivent un cadre large : historique, social, humain et culturel. Bref, ce sont des œuvres classiques.
Le mien est le récit d’un drame familial et personnel. Dans mon écrit, on ne parle pas de la vendetta, en tant que telle, mais elle définit le contexte et les causes extérieures. Ma préoccupation centrale était de décrire une situation familiale et humaine tombée dans l’isolation et solitude. C’est la vie d’une famille privé de la liberté à nos jours. Donc, mon regard c’est de l’intérieur, dans le foyer et dans l’esprit de mes personnages : parents et enfants. Chacun à son histoire et sa vie interrompue avec le monde extérieur, avec la société. Chacun vit dans la peur. Chacun espère que la vie reprenne le cours normal pour regagner la liberté, mais l’attente dure des mois et des années…
Comme cela arrive, j’ai essayé d’imaginer ce qui se passerait dans une famille et dans l’âme de chaque personne. Et c’est intéressant et touchant à la fois de faire une telle recherche à travers de la fiction, de l’imagination. Ecrivant, je me demandais toujours : Et si c’était moi à la place de Frank Arbani ? (C’est le nom du personnage principal du roman). Et si c’était vous ? Je pense que tout lecteur fait la même question. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas seulement les gens de la vendetta qui vivent de telles épreuves. Même dans notre société moderne, en Europe, il y pas mal de gens qui vivent dans la solitude, isolation, abandonnés par les autres. Les causes sont multiples : manque de contacts dans le cercle social, solitude sur le plan émotionnel, manque de liens affectifs, abandon et oubli des enfants, maladie incurable etc.
Comme je viens de dire, l’histoire et les possibilités d’existences d’une famille décris dans mon roman ce n’est pas seulement des Albanais ou de l’Albanie. Je pense que c’est plus large, c’est humain. D’autre part, pour un écrivain qui vit à l’étranger, c’est normal d’aimer et essayer d’écrire la langue du pays d’accueil. Dans ce cas-là, écrire en français, cela me procure toujours un plaisir particulier. D’ailleurs j’ai écrit d’autres livres en français, mais je continue aussi à écrire et publier des livres en albanais. Parfois j’écris un livre en deux langues à la fois, comme j’ai fait, par exemple, avec l’étude sur la dissidence méconnue albanaise.
Non. Et c’est curieux de dire que la fin du roman c’était la première chose que j’ai bien fixé dès le début, avant de commencer à écrire. C’est la logique des choses : ce n’est pas arbitraire. Après bien étudié mon personnage, je me suis rendu compte que cela était aussi sa conviction. Quelques mes amis, surtout des journalistes et écrivains étrangers m’ont demandé pourquoi ce dénouement et pas d’autre. Moi j’ai donné la même réponse : c’est la conviction du personnage. Bien sûr, cela est lié aux conditions d’existences particulières que j’ai décrites et répond à une chronologie des événements. L’écrivain doit être franc, fidèle à soi, même si cela parfois peut détourner l’attente des lecteurs.
Non, c’est un personnage de fiction. C’est vrai que pour inventer leurs personnages, les auteurs se réfèrent à leur entourage et à leurs connaissances. Goethe disait que les écrivains créent des personnages selon les projections de leur personnalité. Par l’expérience et les théories littéraires, on connait que les auteurs se basent pour leurs personnages sur les caractéristiques des plusieurs individus. Tout cela est vrai même pour mon roman.
Sans révéler quelque chose de l’histoire du personnage, je peux dire, enfin, que le sort de Frank Arbani, c’est celui d’un parent de nos jours. Devenir parent, père ou mère, c’est fonder et aimer un foyer familial. La vie est belle, même celle de la famille. Mais elle est devenue plus délicate et plus complexe qu’auparavant. Le bonheur de la famille cherche toujours l’amour et attention des parents. Mais il cherche souvent un prix, des compromis et, parfois, même des sacrifices. Donc, sacrifier soi-même. Est-ce qu’on y est prêt ? Est-ce que cela vaut la peine ? En fait, il y toujours un dilemme de choisir entre individualisme et humanisme. Voilà, à cette question Arbani donne sa propre réponse.
Propos recueillis par : Eli Gashi